Les cahiers de Gustav Anias Horn est un livre dont il faudrait parler comme d'un être
humain. On le rencontre et on s'y abandonne. De toute façon, il nous comprend déjà en lui.
Sans s'immiscer dans ce que je suis — jamais encore livre n'a témoigné d'un tel respect pour
son lecteur — il sait tout de moi. Et pourtant, la citation que m'en a faite un ami et qui, il y a
trois ans, m'a amenée à lire le premier tome, puis, grâce à la Librairie José Corti, tout Jahnn
disponible, de Perrudja aux Entretiens avec Walter Muschg, et à attendre avec ferveur la
parution, enfin, du second tome, était celle-ci : Vidé comme un cadavre tombé aux mains
d'une bande d'étudiants, je restai accroupi. Un mort qui monte la garde au chevet d'une
folle.
Ce livre, on en parlerait aussi comme d'une île, celle où il a été conçu ou celle où il se déroule
sur treize mois ou trente ans, parmi des rocs de granit, des étendues d'herbe et des tas de
neige qui scintillent. Pour accéder à cette île, il faut savoir lire l'allemand, le français, l'italien
ou le japonais, seules langues au monde à s'offrir ce chef-d'œuvre absolu, pur et douloureux :
l'allemand pour l'original, les trois autres pour des traductions tardives et néanmoins
annonciatrices. Là, on se repent de toutes ses amours récentes : qu'est-ce que j'ai lu de
comparable ces quinze dernières années ? Rien, en cent ans, rien ! Pourtant, ce texte, d'une
beauté aussi définitive, aurait très facilement pu ne jamais voir le jour. Car voici à quelles
contingences on doit son existence : il était une fois un auteur né à Hambourg, Hans Henny
Jahnn, dramaturge, facteur d'orgue, architecte, éleveur de chevaux. Il venait d'achever, en
deux ans, un roman de 200 pages réparties en neuf chapitres, Le navire de bois. Son éditeur,
jugeant le manuscrit incomplet ou incompréhensible, a conseillé l'adjonction d'un chapitre
supplémentaire. Neuf ans, c'est neuf ans de sa vie que Jahnn a consacrés à cette vague
commande, de 1936 à 1945, retiré sur l'île de Bornholm, éloigné de l'Allemagne nazie.
L'excroissance romanesque a fini par atteindre 1500 pages et devenir, en lieu et place d'un
ultime chapitre, le volet central d'une trilogie : Le fleuve sans rives (et sans fin, puisque
Epilogue, censé la clore, est resté inachevé).
Il n'est pas nécessaire d'avoir lu — ni d'avoir aimé si on l'a lu — Le navire de bois pour
sombrer corps et âme dans Les cahiers de Gustav Anias Horn. Sachez qu'un navire en bois de
teck, transportant quelque chose de funeste, a fait naufrage. La fiancée du narrateur, modèle
de la figure de proue, a été étranglée par Tutein, un matelot léger. Gustav — Anias —
pardonne à l'assassin et en fait son ami. Il vivra avec lui jusqu'à ce que la mort s'en mêle et
même au-delà, et c'est cela, cette vie commune hors du commun, menée dans des villes
portuaires d'Amérique du Sud ou d'Afrique orientale, puis dans des villes et des îles de la
Scandinavie, la substance des Carnets, comme le milieu en est l'eau, qu'elle soit fleuve,
océan, pluie, neige, glace ou sang, urine ou purin, et encore une fois l'océan, dans lequel le
cadavre embaumé (par Anias) de Tutein coulera au bout des années. De l'éjaculation des
pères jusqu'à la pourriture, voilà notre chemin. Avant, on aura tout connu, tout rencontré, un
monde décrit avec une acuité inouïe. Que tu veuilles l'inouï, aura dit Tutein à Anias, son ami
fétichiste des aréoles, fataliste des corps, compositeur d'œuvres célèbres, telle la symphonie
l'Inéluctable. Il lui aura dit aussi : Les mots sont immensément puissants.
Comme si on traversait un paysage rocailleux, il y a dans les Cahiers des pages et des
phrases silencieuses, âpres, rudes, et tout à coup, Hans Henny Jahnn aligne trois mots qui
vous resteront à jamais en travers de la gorge. Il parle. Il lâche des paroles d'une force
créatrice jamais éprouvée depuis les Babyloniens ou la Bible, depuis au plus tard Sophocle.
De Jahnn (1894-1959), Walter Muschg a dit : Comme si le langage était constamment créé
dans sa bouche, et c'est peu dire encore.

Eva Almassy







Amour fou


Tutein, un matelot, a assassiné Ellena, fiancée d'Anias, et Anias sera
assassiné par Ajax, un domestique. Entre ces extrémités violentes que trente
ans - et 1500 pages d'une écriture sauvagement sublime - séparent (et relient),
deux êtes humains ont été fondus l'un dans l'autre comme du métal, du cuivre
ou de l'étain, amour divin et amour terrestre : Tutein et Anias. Deux hommes,
deux amis, deux amants. Leur histoire inouïe a commencé dans Le navire de
bois, mince roman dont Les cahiers de Gustav Anias Horn, finalement si
volumineux, n'auraient dû être en fait que l'ultime chapitre. Hans Henny Jahnn
(1894-1959), auteur allemand immense et immensément méconnu, romancier,
dramaturge, facteur d'orgue, architecte et éleveur de chevaux, en a décidé,
probablement malgré lui, autrement. Il a tout donné à ces Cahiers, écrits sur
l'île de Bornholm, à l'écart de l'Allemagne nazie : neuf ans de sa vie (de 1936
à 1945) et la pleine mesure de son génie créateur. Ce dernier mot est à prendre
au sens le plus fort, tant il est vrai que dans ce livre superbe ne vivent pas que
des personnages mais des créatures, et pas que des créatures mais la nature
entière.
Gustav Anias Horn, après qu'il eut atteint quarante-neuf ans, note son
présent, son passé et son destin au fil des mois, de novembre à novembre.
Tutein est mort mais il demeure à la maison, dans une caisse, embaumé par
Anias lui-même avec tout l'amateurisme du désespoir qui ajoute du vif-argent
au formol. Devenu compositeur célèbre, Anias voudrait mettre en musique
(avec des accents inspirés de Josquin, Janequin, Buxtehude, Cabezón) toute
l'épopée de Gilgamesh à la mémoire de l'ancien matelot. Finalement ne seront
retenues dans la symphonie L'inéluctable, que les paroles de la onzième
tablette : Raconte, ami, raconte, l'ordre du monde souterrain que tu as vu. -
Je ne veux pas te le dire, je ne veux pas te le dire...Vois, le corps que tu
touchais pour que ton coeur se réjouisse, les vers les dévorent comme un vieux
vêtement. Une autre symphonie s'appellera Ma vie avec Ilok, du nom d'une
jument, une amie aux naseaux exubérants, avec des yeux qui embrassent le
vaste paysage, ces rubans de route qui m'encerclent comme une partie
impérissable de son monde. Après avoir couru le monde d'Amérique en
Afrique, d'Afrique en Europe, en bordant les continents, en ne touchant jamais
que les marges, en habitant le plus souvent les villes portuaires dont les rues
s'enchevêtrent comme les wagons d'un train qui a déraillé, ayant tout vécu à
travers Tutein ou alors grâce à lui, même l'amour de la femme (ou d'une
fillette prostituée à qui Tutein avait acheté un cheval à bascule et dont les yeux
prenaient cette profondeur qui ressemble à l'univers), établi dans une île
nordique, granitique, magnifique, Anias mène auprès d'Ilok une existence
esseulée jusqu'à ce qu'un nouveau compagnon, Ajax, le tente et le dérange. Il
aurait préféré adopter un enfant, l'un des fils du fossoyeur son voisin à la
nombreuse descendance. Il a échoué. Avant cela, il avait aimé un ami, émis le
regret qu'aucun continent ne soit réservé aux animaux. Musicien, le parfum du
trèfle blanc lui paraissait étrangement apparenté à un accord mineur. De la
perception de l'air aussi chaud qu'un oiseau dans la main jusqu'à l'immen
couvercle de cercueil, la montagne de diamant de la gravitation avec toutes
ses étoiles gelées qui nous écrasent, un être, un cas particulier de la création,
a achevé son chemin extraordinaire. Et c'est ainsi que sur cette terre les vivants
sont quelques uns, les morts sont nombreux (proverbe hindou de l'épigraphe).
Jamais on n'aura lu quoi que ce soit qui égale en puissance pure ce roman
que la Librairie José Corti nous offre cette fois au complet (nous autres,
fervents jahnnomanes, avons attendu trois années entre le premier tome et le
second, que voulez-vous, les traducteurs, Huguette et René Radrizzani
devaient parachever leur admirable travail). On rejoint, au coeur de cet été,
Hans Henny Jahnn dans le torrent brûlant de sa nostalgie.

E.A.

Faits en juin 2000, le premier de ces articles a été publié dans les

Les cahiers de Gustav Anias Horn, Tome II
Traduit de l'allemand par Huguette et René Radrizzani
José Corti, juin 2000
656 pages, 200 F


Les cahiers de Gustav Anias Horn, Tome I
Traduit de l'allemand par Huguette et René Radrizzani
José Corti, septembre 1997
756 pages, 195 F
Les cahiers de Gustav Anias Horn
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