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SOUVENIRS, SORTILÈGES
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Un jeune poète de vingt-huit ans se demanda un jour en songeant pour quelle raison
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un titre de Thomas Mann — Tod im Venedig, c'est-à-dire Mort à Venise — lui semblait
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tellement plus saisissant traduit en sa propre langue. Jugez-en vous-même : Halál
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Velencében. Il nota la conclusion dans son journal : "Halál... est l'un des plus beaux
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mots du hongrois. Sonorité et sens en parfaite fusion. L'horreur du h, l'effroi —
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l'étonnement — prolongé des a-á, et la lisse glissade des l." On était alors le 27
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décembre 1937.
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Le 31 octobre 1944, à trente-cinq ans, il acheva déjà son ultime poème, oeuvre et vie
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en parfaite fusion : Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute / son corps,
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roide, s'est retourné. / La nuque, à bout portant... Et toi comme les autres / pensais-je,
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il te suffit d'attendre sans bouger. / La mort, de notre attente, est la rose vermeille. /
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Der springt noch auf, aboyait-on là-haut. / De la boue et du sang séchaient sur mon
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oreille.
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"Der springt noch auf" veut dire "il remue encore".
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Les SS de l'escorte d'un convoi de STO l'ont exécuté d'une balle dans la tête près
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de la frontière autrichienne avec tous ceux de ses compagnons qui, comme lui, étaient
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inaptes à la marche. La guerre finie, on ouvrit le charnier. Dans la poche de
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l'imperméable qui couvrait son corps, on trouva un cahier. La première page précisait
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en cinq langues qu'il s'agissait là des "poèmes de l'écrivain hongrois Miklós Radnóti".
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Il faut que je cesse de parler de Miklós Radnóti au passé ou comme d'un inconnu.
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Je l'aime. J'ai de la chance. Ce printemps-ci, sort un volume de Radnóti en français.
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Vous avez de la chance.
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Pour ce beau poète imbu d'Henri Bergson, n'existe que le passé dans le présent.
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Après avoir couru en vers libres, enluminé le papier de l'idylle lucide des amours
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"païennes" (avec sa Fanni, sa Fif, sa Fifi, sa femme), fait scintiller comme pas un les
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paysages après la pluie, à la montée autour de lui du fascisme, Radnóti répond par le
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classicisme. L'ancien a forme parfaite pour devenir le réceptacle des ouragans
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modernes, une églogue est un asile, un alexandrin, même celui du "Niebelungenlied"
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qu'il emploie, un garde-fou. Mais dès la Première églogue (il en fera huit), le berger
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et le poète discutent de la guerre d'Espagne, de l'assassinat de Federico [Garcia Lorca],
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du suicide d'Attila [József].
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Radnóti est le poète du temps, presque superstitieux du temps. En venant au monde,
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il a laissé derrière lui deux morts : sa mère et son frère jumeau. Quel anniversaire fêter
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après ça, et comment ? Le 14 juillet 1939, il est en France pour les 150 ans de la
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révolution. Il va au Musée Carnavalet, il voit la constitution de 1793 reliée de peau
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humaine. Il va au Musée de l'Homme, il remarque dans une vitrine de la Côte d'Ivoire
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la swastika (croix gammée) connue là-bas sous le nom de pied de singe. Au moins, c'est
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un pied de nez à l'époque. Près de la Cathédrale de Rouen, il lit sur un mur : "Mort aux
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Juifs". Et la réplique, juste à côté : "Vous ne tuerez pas la pensée".
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Quand Radnóti écrit : Ce qui viendra, je le vis, au plus profond de moi-même / je ne
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me retourne plus : sortilège ou souvenir / je n'ai rien pour me garder du ciel noir...,
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nous sommes le 30 avril 1944, et il lui reste onze poèmes à vivre. Eva Almassy
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Miklós Radnóti
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Marche forcée, Oeuvres, 1930-1944
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Traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau
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119 F
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Phébus, sortie le 29 mars 2000
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Article paru dans les Inrockuptibles.
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