Histoire d'un animal nommé Singe Dactylographe
(Monkey Typing)


1843. Thurber invente la machine à écrire à frappe radiale en Angleterre,
pays de Shakespeare.
1860. Thomas Huxley, surnommé « le bouledogue de Darwin », invente le
singe qui va avec, c'est-à-dire le singe qui tape à la machine et qui, en tapant,
devient un topos.
Né en 1860, en 2001, le singe dactylographe aurait 141 ans. Sa machine,
158. En regard de l'éternité, 141 ans ou même 158 ou même 2001, ce n'est
rien.
« Si six singes éternels tapaient éternellement sur six machines à écrire
éternelles, un jour ils reproduiraient par la seule force du hasard un psaume, un
sonnet de Shakespeare ou un livre entier » nous dit Thomas Huxley ou bien
Julian Huxley, petit-fils du précédent et frère d'Aldous du Meilleur des
mondes.
Les calculs récents d'un certain David Foster ruinent les espoirs des singes
des Huxley. En tapant et tapant sans cesse pendant toute la durée de l'univers,
les singes n'obtiendraient pour fruit de leur travail insensé qu'une demi-ligne de
texte d'un quelconque livre.
Mais rien n'est encore perdu. Emile Borel, et non Thomas ou Julian
Huxley, serait le vrai père du singe dactylographe.
1913, Journal de Physique, 5ème série, volume 3, pages 189-196, Mécanique
statistique et irréversibilité : « Concevons qu'on ait dressé un million de singes
à frapper au hasard sur les touches d'une machine à écrire et que […] ces singes
dactylographes travaillent avec ardeur dix heures par jour avec un million de
machines à écrire de types variés. […] Au bout d'un an, [leurs] volumes se
trouveraient renfermer la copie exacte des livres de toute nature et de toutes
langues conservés dans les plus riches bibliothèques du monde. »
Seize ans plus tard, 1929, Eddington, La nature du monde physique : « Si
une armée de singes tapaient à la machine, ils pourraient écrire tous les livres
du British Museum. Leur chance de réussite serait en tout cas supérieure à celle
des molécules de retourner à un état antérieur. »
Un an plus tard,1930, Sir James Jeans, L'Univers mystérieux : « Si nous
passions en revue les millions de millions de pages écrites par des millions de
millions de singes pendant des millions de millions d'années, nous pourrions
être sûrs d'y trouver un sonnet [de Shakespeare], produit au petit bonheur la
chance. De même, des millions de millions d'étoiles errant au hasard pendant
des millions de millions d'années ont dû forcément rencontrer toutes sortes
d'accidents et produire à la longue des systèmes planétaires. D'autant que les
étoiles sont beaucoup plus nombreuses que les singes. »
C'est à voir.
Duane T. Gish, créationniste, 1976 : « Si un milliard de planètes de la taille
de la terre étaient couvertes de singes qui se tiennent coude à coude, et si
depuis cinq milliards d'années chacun de ces singes avaient tapé chaque
seconde 100 caractères, il n'y aurait encore aucune chance qu'une phrase
préalablement choisie longue de 100 caractères puisse se trouver correctement
reproduite. »
Brett Watson, mathématicien, 1995, Les singes récrivant Hamlet, étude de
faisabilité : « Prenons 17 milliards de galaxies. Chaque galaxie contient 17
milliards de planètes habitables et chaque planète est habitée par 17 milliards
de singes. Chaque singe de chaque planète de chaque galaxie tape une ligne
chaque seconde de chaque minute de chaque heure de chaque jour de chaque
année, sans jamais s'arrêter, pendant 17 milliards d'années. Au terme de tout
ce temps, il y aurait encore 99,99999999999 % de chance pour que cette unique
ligne de 41 caractères ne soit toujours pas retapé : To be or not to be, that is the
question.
Autres calculs. Si un seul singe prétendait pouvoir retaper au hasard un seul
livre de 40 mille mots, son entreprise réussirait en 20 milliards d'années, une
durée équivalant à l'âge de l'univers, s'il tapait à la vitesse d'un trillion trois
millions deux cent quatre vingt quinze mille huit cent vingt et une frappes à la
seconde. Un trillion, c'est un milliard de milliards. Pauvre singe. Un milliard
de milliards trois millions deux cent quatre vingt quinze mille huit cent vingt et
une frappes à la seconde, c'est très rapide. Rien dans le monde physique
n'approche cette vitesse de près ou de loin.
Entre le temps et l'éternité. Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, Paris, Fayard,
1988, page 88 : « Comment alors programmer le singe dactylographe pour qu'il
suive certains règles, pour qu'il ne tape pas n'importe quoi ? … la mesure de
l'information serait alors le programme qu'il faudrait donner à un ordinateur –
ou au singe de Borel – pour que celui-ci soit capable de réaliser la structure que
nous désirons. Une telle définition a le défaut de présupposer que l'on puisse
définir a priori ce qui est indispensable dans un tel message. Bien sûr, c'est le
cas en mathématiques. Pour une toute autre raison, c'est aussi le cas pour
l'œuvre de Shakespeare ou les quatuors de Beethoven : ici, l'information a
pour seule mesure l'œuvre elle-même ; aucun programme plus court que cette
œuvre ne permettrait en effet de la reproduire, mais seulement de la mutiler ou
de la nier. »
Entre le temps et l'éternité, même page : « Si le mécanisme originel de
formation des premières biomolécules avait eu le caractère aléatoire de
l'activité du singe de Borel, l'histoire dont nous cherchons à comprendre
l'origine serait renvoyée au hasard le plus pur, le plus inintelligible. »
Entre le temps et l'éternité, page suivante : « Comment « apprendre » au
singe dactylographe à restreindre les possibles sans faire jouer une finalité qui
présuppose l'histoire dont nous cherchons à comprendre l'origine ? »
Richard Dawkins, L'horloger aveugle, page 63, chapitre 3, L'accumulation
des petits changements : « Limitons quelque peu la tâche qui attend notre
singe. Supposons qu'il lui faille produire non pas les œuvres complètes de
Shakespeare, mais seulement la courte phrase [tirée de Hamlet], « M'est avis
qu'il ressemble à une belette ». [Avec une machine à écrire simplifiée] dont le
clavier serait limité à 26 touches de majuscules plus la barre d'espacement… Il
y a 27 lettres possibles en première position. La probabilité que le singe aurait
de tomber sur la bonne lettre – M – est donc de 1 sur 27. La probabilité qu'il
aurait de tomber sur les deux premières lettres – ME – est la probabilité qu'il
aurait de tomber sur la deuxième lettre – E – (1 sur 27) soumise à la condition
d'avoir déjà trouvé la première lettre – M – ce qui fait 1 sur 27 par 1 sur 27
égale 1 sur 729. La probabilité de produire correctement la phrase toute entière
avec ses 28 caractères [dans l'original] est donc de 1 sur 27 à la puissance 28.
C'est une probabilité très faible, d'environ 1 sur dix mille millions de millions
de millions de millions de millions de millions. Le moins qu'on puisse dire est
que la phrase recherchée se ferait attendre longtemps, sans parler des œuvres
complètes de Shakespeare. »
« Les ordinateurs sont un peu plus rapides que les singes dans ce genre
d'exercice, mais la différence n'est pas vraiment significative. Ce qui importe
est la différence entre le temps mis par la sélection cumulative […] et la
sélection en une seule étape : environ un million de millions de millions de
millions de millions d'années, ce qui est plus d'un million de millions de
millions de fois plus que la durée actuelle de l'univers. En réalité, il serait plus
juste de dire que, par comparaison avec le temps qu'il faudrait, soit à un singe,
soit à un programme informatique aléatoire pour produire la phrase-cible, l'âge
total de l'univers actuel n'est que quantité négligeable, alors que le temps mis
par un ordinateur travaillant en mode aléatoire mais avec la contrainte de la
sélection cumulative (dans laquelle chaque amélioration, même infime, est
utilisée pour construire l'édifice future) est d'un ordre compréhensible pour les
humains, entre 11 secondes et le temps qu'il faut pour déjeuner. »
« Supposons, dit Michael J. Behe, du Département des sciences biologiques
de l'Université de Lehigh, que le singe ait tapé à son premier essai bsqm
dshcbbbk, RR. Nsurlei aknex. Grammaticalement, c'est assez pauvre, mais
c'est la seule phrase que nous ayons. Si nous attendons une phrase de même
longueur où la quatrième lettre est un p et l'avant-dernière un u, et que le singe,
après des essais et des essais, tape enfin bsqp dshcbbbk, RR. Nsurlei aknux,
aucune machine ni aucune personne ne pourrait pour autant y déceler une
différence significative par rapport au résultat du premier essai. »
Fred Hoyle, de l'université de Cardiff, qui pense que la vie nous vient de
l'espace par ensemencement cométaire, dit : « Les troupes de singes qui
travaillent de tonnerre sur des machines à écrire, ne pourraient pas produire les
œuvres complètes de Shakespeare, pour la simple raison que l'univers
observable tout entier n'est pas assez vaste pour contenir les hordes de singes et
le nombre de machines à écrire qui seraient nécessaires, sans parler des
corbeilles à papier où jeter les gribouillis ratés. La même chose est vrai pour les
matériaux de la vie. »
« Cependant », dit Robert Kandel, directeur de recherches au CNRS,
membre des équipes de la NASA et de l'ESA pour l'observation de la Terre,
cependant, dit-il dans Les eaux du ciel, « cependant, la saga de la vie – des
microbes que Leeuwenhoek découvrit dans une goutte d'eau, de tout ce qu'on
peut trouver dans les sables de la baie du Mont-Saint-Michel, ou dans les
arbres de la forêt tropicale – semble s'écrire seule, comme si tout Shakespeare
sortait d'une machine à écrire sans même un singe pour taper le texte. » [Mais]
on ne sait toujours pas comment, à partir des molécules organiques
« prébiotiques » - acides aminés, sucres – la nature a pu assembler la première
molécule d'ADN… faite de dizaines de millions de nucléotides. »
L'ADN est d'une force de frappe remarquable, comme le relate un
paragraphe du livre Le meilleur des nombres : « Quel degré de perfection
devrait avoir chaque dactylographe pour égaler la performance de l'ADN ? […]
Chaque dactylographe devrait avoir un taux d'erreur d'environ un sur mille
milliards, ce qui revient à dire qu'il faudrait qu'il soit assez irréprochable pour
ne faire qu'une seule erreur en dactylographiant la Bible 250 mille fois
d'affilée ».
Comme le dit le professeur George Wald : « L'improbable est en réalité le
méchant de ce drame. »
Robert Shapiro, L'origine de la vie. Le sceptique et le gourou, page 152 :
« L'improbabilité de voir une bactérie engendrée est telle qu'elle réduit à néant
toutes les considérations d'espace et de temps. Devant de telles « cotes », le
temps qui nous sépare de l'évaporation de tous les trous noirs, et l'espace de
tout l'Univers, ne changeraient rien. »
Pendant ce temps-là, les singes tapent et tapent, y compris le « fantastique
cyber-singe dactylographe » sur son site www.playlink.com. Au théâtre, on
donne du Shakespeare. Dans Timon d'Athènes, on constate que L'homme
dégénère en babouin et en singe. Et dans Macbeth,on entend : Maintenant, que
Dieu t'aide, pauvre petit singe ! Mais comment feras-tu pour avoir un père ?
On ne sait avec certitude qui est le père du singe dactylographe.
Déjà de nouvelles images naissent.
« La chance de la génération spontanée d'une simple protéine, dit Fred
Hoyle, est égale à la chance de réussite d'un aveugle avec le Rubik cube. En
comptant un mouvement par seconde, cela prendrait un temps trois fois plus
long que l'âge de la Terre. »

[CHANGEMENT D'AFFICHE : ON VOIT UN BOEING 747.]
Une tornade balaye un entrepôt de ferrailleur et le coup de vent assemble un
Boeing 747 avec les bouts de ferrailles.
Telle est la probabilité, selon Fred Hoyle, pour qu'une vulgaire bactérie
puisse être reproduite avec ses deux mille enzymes en état de marche par la
seule force du hasard.
Le singe monte dans le Boeing et s'envole.
Jetez de la ferraille dans un trou pendant 800 millions d'années, dit Lejeune,
et vous finirez par avoir un Airbus.
A l'escale, le singe monte dans un Airbus.
Pendant son vol, il lit les Essais de Montaigne : « Pourquoi ne croit-on pas
qu'un nombre infini de lettres grecques versées au milieu de la place seraient
pour arriver à la contexture de l'Iliade ? » Tome II, Essais, l'an1580.

[AFFICHE DU SINGE, ça recommence :]
1843. Thurber invente la machine à écrire à frappe radiale en Angleterre,
pays de Shakespeare etc.

Eva Almassy